Yvonne Orlac, actrice vedette du grand-guignolesque Théâtre des Horreurs, livre sa dernière représentation avant de se consacrer entièrement à son mari, le pianiste Stephen Orlac. Lorsque qu'un accident de train détruit ses blanches mains d'artiste, Yvonne se tourne alors vers le Dr. Gogol, chirurgien de génie mais également admirateur obsessionnel de la jeune femme.
Une décennie après la première adaptation du livre de Maurice Renard par Robert Wiene, c'est avec le son et de Hollywood que vient la deuxième. Néanmoins, cette mouture reste marquée par l'influence de l'expressionnisme allemand, car Karl Freund, un des nombreux exilés venus d'Europe dans l'entre-deux-guerres, est derrière la caméra. Et pour son dernier long-métrage en tant que réalisateur, il se lâche bien plus que pour le premier dont j'ai parlé récemment,
La Momie.
Cette version prend davantage de libertés avec l'histoire d'origine. Orlac reprend son prénom de Stephen tandis que son épouse reste Yvonne, mais un des apports principaux est l'importance accordée au chirurgien qui va opérer le pianiste, le Dr. Gogol, dont l'obsession pour Yvonne va entraîner bien des catastrophes. D'ailleurs, le titre d'origine du film,
Mad Love, annonce ce glissement. Pour interpréter Gogol, on retrouve ce bon vieux Peter Lorre dans son premier rôle hollywoodien. Sous contrat avec la Columbia, le studio s'était révélé incapable de savoir que faire de lui, et l'avait finalement prêté à la MGM qui avait besoin de quelqu'un à même d'interpréter un maboul à l'allure inquiétante (il s'agit d'un des quelques films d'épouvante marquants des années 30 à ne pas sortir de l'écurie Universal). De fait, il est la principale attraction du film. La boule à zéro histoire de mettre encore plus mal à l'aise que d'habitude, il campe un personnage bien perturbé dès le départ mais qui va s'enfoncer de plus en plus dans la folie à mesure qu'il comprend qu'Yvonne ne lui retournera jamais ses sentiments. Tout l'intérêt du personnage et de la performance est que s'il est glauque d'emblée (on parle de quelqu'un qui joue de l'orgue chez lui et s'occupe de plantes carnivores, ce qui, au cinéma, est un signe très sûr de démence), il reste très ambivalent, à la fois fasciné par le sang et la mort, mis en scène (les représentations du théâtre grand-guignol où Yvonne est "torturée") ou bien réels (il ne manque jamais de voir un condamné à mort guillotiné) mais également bienfaiteur, réparant les infirmes et les blessés graves sans les faire payer s'ils n'ont pas les moyens. Il ne cherche d'ailleurs pas à nuire d'emblée à Orlac même si son aide n'est pas dépourvue de toute arrière pensée. Lorre parvient à merveille à changer d'expression, faire passer du malaise à l'apitoiement puis à la peur. Dans les dernières minutes il est en revanche complètement en roue-libre, ce qui est raccord avec l'état de Gogol définitivement parti en vrille mais on y perd en complexité et il n'est pas plus mal que ça ne dure pas plus longtemps.
Lorre n'est pas le seul atout du film. La direction artistique est une merveille. On n'insiste pas plus que cela sur l'exploration des décombres de l'accident du train, mais le début de l'intrigue placé dans un théâtre grand-guignol donne tout de suite le ton et permet d'accepter les excès qui vont suivre. Il y a également pas mal d'idées, comme le parcours de la lame de la guillotine qui décapite le meurtrier Rollo vu uniquement à travers le regard de Gogol, ou les hallucinations de ce dernier pris à partie par son reflet qui le pousse au crime. J'ignore s'il s'agit du premier film à recourir au procédé mais il a été repris bien des fois par la suite (notamment au début des années 2000 dans
Spiderman et
Le Retour du Roi) et est en tout cas ici très efficace. Frances Drake est très bonne dans son rôle de femme déterminée à sauver son mari et qui doit constamment faire face aux avances maladroites de quelqu'un qui est incapable de comprendre le mot
non. Orlac est ici bien plus secondaire, presque un accessoire dans la lutte entre Gogol et Yvonne, mais Colin Clive traduit bien son caractère tourmenté. Il y a également des détails sympathiques, comme le fait que le lanceur de couteau Rollo est interprété par Edward Brophy, qui jouait un lanceur de couteau nommé Rollo dans
Freaks (univers partagé, du coup?), ou le regard sarcastique de Gogol quand il repère le diamant à la main d'une mère éplorée lui disant qu'elle n'a pas de quoi payer pour l'opération de sa fille (la monstruosité peut décidément prendre bien des aspects). L'assistant de Gogol est joué par Keye Luke (qui un demi-siècle plus tard sera le vieux propriétaire de Gizmo dans
Gremlins) et même si son rôle est très secondaire, il est plaisant de voir dans un film de cette époque un personnage d'origine asiatique qui ne soit pas un cliché, ou maléfique, ou interprété par un Blanc, en fait c'est un rôle que l'on aurait pu confier à un acteur occidental sans chercher plus loin mais non.
La scène où Gogol incarne Rollo pour terrifier Orlac est l'une des plus glaçante, et l'on ne peut s'empêcher d'y voir une influence dans des œuvres très différentes, comme
La Marque Jaune de Jacobs:
(Jacobs qui devait suivre la carrière de Lorre dans les années 30 d'ailleurs:
)
Ou le personnage de Toht dans
Les Aventuriers de l'Arche Perdue, qui a un peu le même rire de hyène:
(Ronald Lacey a été engagé par Spielberg précisément parce qu'il lui évoquait Lorre et à l'origine le personnage avait un bras mécanique ce qui rappelle les prothèse du faux Rollo mais là on est peut-être plus dans la coïncidence).
Refermons la parenthèse pour revenir au film de Freund, qui n'est tout de même pas sans défauts: peut-être de crainte qu'il soit trop sombre et effrayant pour le public de l'époque, on y introduit deux personnages "comiques" pour alléger l'atmosphère, un journaliste fouineur (qui aura tout de même son importance) et la domestique alcoolique de Gogol, qui en dehors d'une réplique faisant écho au
Frankenstein avec le même Colin Clive qui joue Orlac dans le rôle titre, ne fait qu'alourdir l'ensemble (alors que la domestique d'Yvonne a pour le coup de bonnes répliques mais n'est présente qu'au début). De plus, encore une fois pour un film d'épouvante de cette période, la fin est très abrupte, et si la menace Gogol est évacuée, laisse en suspens les problèmes d'Orlac et de ses mains (est-ce entièrement psychologique et maintenant qu'il a utilisé ses nouveaux talents pour une bonne cause va-t-il vivre en paix avec ses mimines? Ou devra-t-il sans arrêt contrôler ses humeurs?).
Cette deuxième adaptation n'est donc pas sans maladresses, mais elle est également plus folle et plus audacieuse, ce qui peut rebuter mais la rend aussi mémorable que fascinante.