Né László Löwenstein en 1904 dans ce qui était encore l'Empire austro-hongrois, Peter Lorre abandonna vite une carrière dans la banque qui ne l'intéressait guère pour se consacrer au théâtre. À Berlin, il se fait remarquer sur les planches dans des pièces de Bertolt Brecht avant d'être engagé par Fritz Lang pour incarner le tueur en série de
M Le Maudit, rôle qui lui vaudra une renommée internationale mais va lui coller aussi à la peau...
La première fois que j'ai croisé la route de Peter Lorre, je devais avoir sept ou huit ans: on avait enregistré sur la défunte cinquième chaîne
20000 Lieues sous les Mers de Richard Fleischer. Je me souviens nettement de mon père me disant que le capitaine Nemo était incarné par James Mason "un acteur qui ne jouait que des méchants" et que j'ai recroisé bien vite dans l'inénarrable
Prince Vaillant et un peu plus tard dans
Le Prisonnier de Zenda. Je ne me souviens plus s'il avait mentionné Kirk Douglas, mais je suis certaine qu'il n'avait rien dit de Paul Lukas (il m'a fallu des années avant de faire le lien entre lui et l'inquiétant docteur d'
Une Femme Disparait que j'ai pourtant vu à la même époque) ni de Peter Lorre. Qui dans ce film-ci jouait le faire-valoir comique et avec ma sœur, il nous faisait effectivement bien rire. Je n'ai plus revu le film depuis presque trente ans et c'est le type de cas où je préfère rester sur un bon souvenir d'enfance que risquer une déception en le remattant. Quelques années plus tard, quand j'étais au lycée et que je découvrais quelques classiques du cinéma comme
Le Faucon Maltais ou
Casablanca, j'ai cette fois-ci retenu le nom de l'acteur, frappée par son physique, sa voix et sa capacité à être à la fois inquiétant et amusant, lui trouvant même un charme bizarre, et
M le Maudit m'avait particulièrement impressionnée (voilà en revanche un revisionnage qui s'impose). J'en avais alors appris un peu sur le bonhomme, ses débuts en Allemagne, son départ pour Hollywood, son amitié avec Bogart mais aussi ses problèmes de dépendance à la morphine.
Et puis c'est un peu comme tout, mon intérêt pour les films de l'âge d'or hollywoodien, et Lorre avec, a été remplacé par autre chose et ce n'est que récemment, en me remettant à regarder avec davantage de régularité des vieux films et donc en le revoyant, que j'ai été de nouveau fascinée par son jeu et curieuse d'en savoir plus sur la personnalité qui se cachait derrière. Ce qui tombe bien, c'est qu'entre mes deux périodes d'intérêt pour le bonhomme, une grosse biographie signée Stephen D. Youngkin a été publiée. Un travail de longue haleine, s'étalant sur plusieurs décennies, qui a permis à l'auteur de parler à des proches de l'acteur eux-même morts désormais depuis belle lurette (sauf Kirk Douglas, évidemment, c'est tout récent). Le livre avait des critiques élogieuses, c'était exactement ce que je cherchais mais j'ai un peu hésité avant de me lancer dedans. En effet, j'avais mis quelques semaines avant de pouvoir écrire une note sur
la bio de Lee Marvin par Dwayne Epstein, non parce qu'elle ne m'avait pas semblé digne d'un compte-rendu mais parce qu'elle m'avait laissée tellement déprimée que je ne trouvais pas les mots pour l'aborder. Or même si Lorre et Marvin ont eu une existence, un style de jeu et une personnalité a priori fort différents, ils ont tous les deux souffert de dépendance (à l'alcool pour l'un, principalement à la morphine pour l'autre) qui ont affecté leur santé, leurs rapports avec leur entourage avant de les enterrer prématurément, non sans une fin de carrière loin des promesses et des grands moments que leur talent respectif laissait espérer. Autant dire que je n'avais pas envie d'enchaîner trop vite sur une autre biographie d'acteur qui me laisserait le même sentiment de gâchis.
Heureusement, j'ai bien mieux encaissé cette biographie-ci même si comme je m'y attendais, ce n'était pas une bonne tranche de rigolade de tous les instants. Cependant,
The Lost One est tout ce que l'on peut espérer d'une bonne biographie: facile à lire mais néanmoins très touffue, qui prend le temps de parler des films de Lorre, qu'ils soient importants par leur qualité ou pour leur conséquence sur sa carrière (les succès comme les flops). Le livre est riche d'anecdotes tout en prenant soin d'écarter les apocryphes (la fameuse phrase prêtée à Lorre aux funérailles de Bela Lugosi, par exemple) et départage le vrai du faux dans ce que pouvait raconter l'acteur (surtout à la fin de sa vie où il mythonnait pas mal), les récits du service de publicité des studios qui souhaitaient vendre une certaine image de lui (les délires marketing ne datent pas d'aujourd'hui)... Son parcours est en tout cas hors du commun, de sa formation à Vienne au côté de Jacob Moreno, ses années à Berlin où il va connaître ses premiers triomphes durant la République de Weimar sur une scène artistique en pleine ébullition mais aussi le revers de la médaille d'un premier grand rôle lourd à porter, déjà les premiers problèmes liés à sa consommation de drogue causée par une opération ratée, sa fuite à l'arrivée au pouvoir d'Hitler, les différentes étapes de son exil qui vont le conduire à Hollywood... il y a déjà matière à un roman et ce n'est que le début. La carrière de Lorre en Californie permet, au-delà de sa vie, d'avoir aussi un aperçu du fonctionnement des studios de l'époque, et surtout pendant les premières années, leur incapacité à savoir quoi en faire: après quelques rôles plus ou moins remarqués, il va ainsi se retrouver dans la peau d'un détective... japonais, Mr Moto, histoire de concurrencer une autre série de films mettant en scène un enquêteur asiatique, les
Charlie Chan (personnage joué, en toute logique hollywoodienne, par un Suédois). Si ce rôle avait au moins le mérite de le changer des meurtriers perturbés, Lorre en est vite venu à le détester. Ensuite viennent les années Warner Bros, marquées par ses nombreux rôles en compagnie d'Humphrey Bogart et Sydney Greenstreet, qu'il viendra à considérer comme la meilleure période de sa vie, ce qui n'est pas faux mais ce n'était pas non plus sans tension entre lui et Jack Warner, qui ne pouvait pas l'encadrer. La Chasse aux Sorcières arrive et si Lorre n'est pas le plus inquiété, son amitié avec Bertolt Brecht va néanmoins le mettre dans le collimateur de l'HUAC. Son retour en Allemagne pour y tourner son seul film comme réalisateur,
L'Homme Perdu, va déboucher sur un échec public qui le blessera durablement. Youngkin détaille l'élaboration du film, relatant les compliments d'une des actrices sur sa direction d'acteurs mais n'occultant pas non plus son organisation erratique qui avait de quoi faire mordre la moquette au reste de l'équipe. Et enfin les dernières années, où hormis quelques films notables mais plus de chef-d’œuvre, Lorre se résigne à se parodier lui-même, perclus de soucis de santé et d'argent avant de s'éteindre à 59 ans.
Youngkin dresse un portrait sympathique de son sujet mais loin de l'hagiographie. En ressort un personnage décrit comme très intelligent, cultivé, toujours prêt à amuser, irrévérencieux vis-à-vis des figures d'autorité ou se prenant trop au sérieux, la plupart du temps plus facile à diriger que ne le laisseraient supposer ses problèmes de dépendance à la morphine, et évidemment talentueux, mais aussi mauvais mari (il était du genre à penser qu'une épouse n'avait pas à travailler, ce que la première, Celia Lovsky - d'une dévotion à toute épreuve envers Lorre qu'elle considérait comme un génie - avait l'air d'assez bien vivre, mais beaucoup moins la deuxième, Karen Verne, sans parler des infidélités) ce qui ne l'a pas empêcher de rester en bons termes avec ses ex, une fois la séparation entérinée. Probablement le genre de type avec qui on ne devait pas s'ennuyer mais qu'il valait mieux ne pas épouser. Panier percé, aussi, manquant parfois de détermination quant à ses choix de carrière tout en regrettant (à raison) de ne pas être apprécié à sa juste valeur par les grands pontes hollywoodiens, et souvent contradictoire dans son comportement (par moment introverti, par moment ne reculant devant rien pour attirer l'attention sur lui) ou ses envies. On peut toujours se dire que par rapport à certains de ses contemporains, il ne s'en est pas si mal sorti, en apparaissant dans des classiques du cinéma des deux côtés de l'Atlantique et en restant une figure reconnaissable et souvent imitée de la pop culture quand tant d'autres sont vite retombés dans l'anonymat quand ils en sont sortis un jour mais il émerge du livre le destin tout de même triste d'un homme perdu entre ce qu'il était, ce qu'il aurait voulu être (un acteur jouant dans des projets sérieux et ambitieux) et l'image que le public s'en est faite à travers ses films, une catégorisation à laquelle il a tenté d'échapper avant de se résigner à offrir "du Peter Lorre" dans des productions de moins en moins attrayantes.
En lisant des avis sur la biographie avant de l'acheter, le reproche qui revenait le plus souvent était le nombre de pages accordées à Brecht. Je ne les ai toutefois pas trouvées hors-sujet car même si pendant un instant Lorre parait un personnage secondaire de sa propre bio, l'auteur est surtout vu en fonction de ses rapports avec l'acteur dont il était proche: une relation de travail fructueuse en Allemagne, moins aux États-Unis où Brecht élaborait des projets difficilement commercialisables et surestimait l'influence de Lorre pour convaincre des producteurs de les financer. Et ensuite, ses espoirs déçus de voir Lorre le suivre à son retour en Europe, ce dernier faisant finalement passer la vie agréable en Californie à la perspective de tout recommencer de zéro en Allemagne malgré ses regrets incessants de ne plus apparaître dans des œuvres intellectuellement exigeantes. Si je devais citer un défaut à ce livre, ce serait plutôt certains passages très rapides lorsque l'on évoque la vie familiale de Lorre. Si l'on a pas mal d'info sur son père et la manière dont lui et la belle-mère de l'acteur ont accueilli ses ambitions artistiques et que ses frères ont donné des infos à Youngkin, par moment il reste très vague, notamment sur la période de la guerre. On devine à une ligne ici et là qu'un des frère s'est établi aux États-Unis, un autre en Australie, que son père y est parti aussi mais devait de temps en temps être en Californie puisqu'il a rencontré Bogart mais on a assez peu d'idées de quand ils sont partis, de comment ils considéraient la carrière de Lorre, sa célébrité, le fait qu'il soit tranquillement à Hollywood à une période où une partie de sa famille était encore en Hongrie et menacée par les nazis parce que juive... Certes, c'est une biographie de Lorre, et si on peut parler en détail de Brecht qui est une personnalité publique, Youngkin souhaitait peut-être respecter la vie privée de sa parentelle qui elle n'a jamais demandé à être connue, mais ça me laissait songeuse et sa séparation avec sa première femme ou la rencontre avec sa troisième donnent vraiment l'impression qu'en clignant des yeux, on pourrait les manquer.
The Lost One: A Life of Peter Lorre est malgré cette réserve une excellente biographie, solidement documentée, et une mine de renseignements pas seulement pour qui s'intéresse à l'acteur mais aussi pour toute personne curieuse d'en découvrir plus sur le théâtre sous la République de Weimar ou l'envers du décor hollywoodien.