Jeff Bailey mène une vie tranquille dans une petite ville californienne où il tient une station-service. Son existence paisible est troublée par l'arrivée de Joe, homme de main du parieur Whit Sterling pour qui Jeff a travaillé comme détective privé quelques années auparavant, chargé de retrouver une jeune femme disparue avec une forte somme d'argent.

L'année dernière, j'avais parlé de Ça commence à Vera Cruz de Don Siegel en me demandant s'il s'agissait à proprement parler d'un film noir car on y vivait surtout une sympathique aventure mexicaine. La présence du couple formé par Robert Mitchum et Jane Greer avait joué dans mon choix car ils avaient déjà été à l'affiche de La Griffe du Passé de Jacques Tourneur deux ans plus tôt, le même scénariste avait travaillé sur les deux films, bref, on pouvait s'attendre à quelque chose dans la même lignée. Lignée que je ne connaissais que de réputation puisqu'il me restait encore à découvrir le Tourneur. Si l'on peut s'interroger et chipoter sur Ça commence à Vera Cruz, il n'en est pas de même pour La Griffe du Passé, on est dans du pur film noir.

Un personnage rattrapé par un sombre passé alors qu'il était bien parti pour refaire sa vie avec une femme aimante, un détective privé désabusé, une femme fatale qui se sert des hommes pour arriver à ses fins avant de chercher à les éliminer, un caïd qui ne sait jamais quand s'arrêter et ses hommes de main, une jeune femme innocente pour donner une lueur d'espoir mais impuissante à changer le cour implacable du destin, des flashbacks et un scénario qui balade son personnage principal et le spectateur avec. On est presque dans une compilation, un best-of de ce qui fait le film noir et en d'autres mains, on penserait voir une liste d'éléments à cocher. C'est compter sans Jacques Tourneur derrière la caméra, réalisateur qui est passé avec autant de bonheur du fantastique au western en passant par le film d'aventures et donc ici au film noir avec toujours une grande maîtrise.

On voyage beaucoup dans ce film: la campagne californienne, le Mexique, San Francisco... Pourtant, à travers le superbe noir et blanc, les lieux ne dégagent aucune chaleur et le personnage de Jeff est balloté de l'un à l'autre, sans cesse envoyé dans une direction ou une autre, au risque de nous perdre. On est pourtant loin du scénario alambiqué du Grand Sommeil qu'au bout d'un moment on ne se soucie plus de comprendre, à commencer par ses propres auteurs. Néanmoins, même quand Jeff tente de reprendre le contrôle de sa vie, le sentiment de désorientation subsiste et peut parfois créer une distance. On peut aussi avoir l'impression d'évoluer dans un drôle de cauchemar lumineux et ainsi accepter des scènes qui pourraient paraître improbables comme un étrange sauvetage par canne-à-pêche.

Dans le rôle principal, Robert Mitchum adopte une nonchalance qui pourrait paraître en décalage total avec le pétrin dans lequel son personnage se flanque et est replongé malgré lui mais il impose sa marque de manière naturelle tandis que Jane Greer est une excellente femme fatale, avec un visage suffisamment innocent pour qu'on veuille lui laisser le bénéfice du doute (et qui la rend aussi crédible en vraie gentille comme dans Ça commence à Vera Cruz). C'est peut-être Kirk Douglas que l'on regarde avec le plus de curiosité, pas encore star, déjà charismatique et pourtant faussement lisse et affable en gangster bien sapé qui pense mener le jeu.

La Griffe du Passé (aussi sorti en France sous le titre Pendez-moi haut et court... D'accord.) en plus de cimenter le statut de premier rôle de Robert Mitchum, compte pour de bonnes raisons parmi les fleurons et les incontournables du genre.