Né en 1895, rien ne destine le prince Albert, deuxième fils d'un deuxième fils, à monter sur le trône du Royaume-Uni. Ce qui convient très bien à cet homme timide pour qui la moindre apparition publique est un sujet d'angoisse. La mort de son père, le roi George V, puis l'abdication de son frère aîné Edward VIII dans des circonstances exceptionnelles après moins d'un an de règne vont néanmoins le forcer à porter la couronne sous le nom de George VI, à une période particulièrement troublée pour ne rien arranger.
J'étais adolescente quand j'ai dû entendre parler pour la première fois de l'abdication d'Edward VIII afin d'épouser l'Américaine deux fois divorcée Wallis Simpson, événement qui m'avait été présenté alors sous un jour romantique et qui ne m'avait pas suffisamment intéressée pour que je me pose des questions à ce sujet. Je ne m'étais notamment pas demandé qui avait bien pu lui succéder, ni même quel lien avait conduit à Elisabeth II, la seule reine du Royaume-Uni que j'ai jamais connu, comme beaucoup de monde. Des années plus tard, devant
The Queen de Stephen Frears, deux répliques en passant mentionnant qu'elle avait hérité d'un job qui avait tué son père, m'avaient intriguée: les monarques Windsor ne gouvernant pas et ayant un rôle souvent qualifié de purement représentatif, comment imaginer qu'un tel boulot puisse être suffisamment éprouvant pour avoir la peau de celui qui l'exerce, même pour quelqu'un ayant régné durant la Seconde Guerre Mondiale? Encore quelques années après et toujours grâce au cinéma, le succès du
Discours d'un roi aura permis de comprendre le caractère de George VI et une des raisons pour lesquelles il ne se pensait pas de taille à être roi, le fameux bégaiement. Évidemment, on ne peut cependant pas demander à une fiction de deux heures qui privilégie un certain angle d'attaque pour raconter une histoire précise de restituer toute la complexité du contexte et de détailler la vie de son personnage principal, mais elle aura au moins eu le mérite de pousser les gens à s'intéresser à un personnage qui a été éclipsé par de titanesques contemporains comme Churchill et par le règne au long cours de sa fille. L'épaisse biographie de Sarah Bradford me paraissait être un bon moyen d'en apprendre plus après que
The Crown m'ait opportunément remis le bonhomme et ses difficultés en tête.
Il y a deux sortes de personnages qui peuvent donner matière à des biographies intéressantes: les gens plus grands que nature, qui vont accomplir des choses hors du commun ou émerger dans des périodes de crises, ou des gens qui n'ont rien de particulier mais se retrouvent, indépendamment de leur volonté, dans une situation exceptionnelle. George VI appartient à la deuxième catégorie.
Le livre de Bradford détaille son enfance, qui malgré les privilèges qu'entraîne son appartenance à la famille royale, ne peut pas être qualifiée d'épanouissante, loin s'en faut, entre des parents exigeants sur certains points mais totalement négligents sur d'autres, une première gouvernante coupable de maltraitance sur Albert et son frère aîné "David" et bien des choses qui expliqueront en partie les handicaps et les angoisses du futur George VI mais peut-être aussi certains des manquements de son frère. Il faut attendre un certain temps avant que la vie de ce pauvre Albert soit autre chose qu'une suite de déconvenues et de moments de solitude, ce qui coïncide avec son mariage avec Elizabeth Bowes-Lyon, qui avait l'aisance en public et le charisme qui manquaient à son époux. Si l'on sent bien à quel point elle a été un pilier dans la vie de George VI et une force sans laquelle il n'aurait sans doute jamais tenu le coup, je dois avouer que je n'ai pas réussi à la trouver vraiment sympathique, Bradford, sans être très critique vis-à-vis d'elle, pointant à plusieurs reprises comment elle n'était pas aussi charmante que le public pouvait la percevoir.
Les différentes étapes marquantes (enfance, Première Guerre Mondiale, entre deux-guerres, crise de l'abdication, Seconde Guerre Mondiale et dernières années de règne marquées par les débuts de la décolonisation, des changements sociaux et sur un plan personnel, la maladie) sont toutes évoquées avec des précisions bienvenues mais parfois un peu étouffantes. Sarah Bradford ne se montre évidemment pas tendre avec le couple Edward/Wallis mais si cette dernière ne sort pas grandie de la biographie, on sent également que la famille d'Edward, que ce soit les York ou la reine Mary, avaient un peu tendance à lui mettre sur le dos tous les mauvais choix d'Edward. Or, si elle avait sur lui une indéniable influence, le comportement de ce dernier en avait inquiété bien avant sa rencontre avec celle-ci, notamment son secrétaire particulier quand il était Prince de Galles, Tommy Lascelles. Ironiquement, Edward avait l'air de penser aussi que sa belle-sœur était responsable du manque de coopération de George VI à lui accorder tout ce qu'il voulait après son abdication, comme si son frère cadet ne pouvait pas de lui-même en avoir sa dose de son comportement, malgré toute l'admiration qu'il lui portait avant.
Le livre a été écrit en 1989, et il manque sans doute certains éléments découverts plus récemment qui auraient pu apporter une analyse différente par moment. De plus, même si on est loin d'une hagiographie, on peut toujours se demander si l'auteure ne passe pas vite sur des aspects moins glorieux du personnage par sympathie pour lui. Elle est loin d'en faire un saint, cela dit. George VI ressort comme quelqu'un de bien intentionné fondamentalement, soucieux de faire de son mieux, ni brillant ni d'une grande curiosité intellectuelle (qui n'était d'ailleurs pas encouragée dans la famille) mais loin d'être idiot non plus et qui prenait son travail au sérieux, perclus de phobies qu'il faisait de son mieux pour dominer mais qui prenaient parfois le dessus, sujet à des crises de colère de plus en plus fréquentes dans les dernières années de sa vie, essayant de ne pas reproduire sur ses filles l'éducation reçue dans son enfance mais tombant par moment dans l'excès inverse, à côté de la plaque dans certaines de ses prises de position mais aussi plus adaptable à l'évolution de son royaume qu'on pourrait le penser, même si ça ne le ravissait pas forcément sur un plan personnel.
Ce qui le rend aussi marquant peut-être, et qui explique le regain d'intérêt que les récentes fictions historiques à succès où il apparait ont pu susciter, c'est qu'on peut s'identifier à lui plus facilement qu'à des personnages comme Churchill, incomparablement plus charismatiques et avec un bien plus grand pouvoir de décision, plus fascinants mais en un sens moins abordables. Mais on peut comprendre les angoisses de George VI face à une situation qu'il n'a pas recherché, et donc admirer la façon dont il s'y collète malgré tout et arrive à se montrer à la hauteur de sa fonction, quand bien même l'importance d'être bien entouré joue un rôle considérable mais ne lui ôte pas tous ses mérites.
Sarah Bradford livre en tout cas une bonne biographie qui permet à la fois de connaître un peu mieux George VI mais également de mieux comprendre le rôle des têtes couronnées dans une monarchie constitutionnelle et comment elles ont pu traverser la première moitié du XXe siècle, et si le livre est par moment un peu touffu, elle parvient toujours à rester claire.