Dans le futur, la société est composée d'individus conçus artificiellement, conditionnés le plus tôt possible et divisés en différentes castes afin de garantir l'ordre et la stabilité. Bernard Marx, membre d'une caste supérieure se sentant en décalage avec ses congénères, ramène d'une réserve John, un jeune Sauvage né de manière naturelle et qu'il entend étudier tout en lui faisant découvrir la civilisation.

Parmi les grands romans fondateurs de la science-fiction dystopique, 1984 de George Orwell est probablement l’œuvre la plus connue, en tout cas celle dont les concepts tels que la novlangue ou Big Brother sont les plus cités encore aujourd'hui et sont connus même de gens n'ayant jamais ouvert le roman. Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley ne vient pas loin derrière et pourtant il ne semble pas avoir aussi explicitement investi les conversations courantes. Peut-être que le livre d'Orwell, qui s'inspirait de régimes totalitaires déjà existants en poussant les curseurs au maximum, est davantage évocateur et concret? Quoiqu'il en soit Huxley nous propose un monde futuriste qui a tout d'une fausse utopie: tout est fait pour que les gens soient heureux, détendus en tout cas, contents de leur sort et non terrifiés par le moindre écart de conduite ou soupçon de déloyauté et de subversion. Néanmoins, cette paix se construit sur une oppression toute aussi réelle et la suppression des passions humaines.

La société dépeinte est ainsi inégalitaire mais dès la conception et ensuite dans leur éducation les individus sont conditionnés pour ne pas remettre ce système en question. Le sexe est encouragé dans la mesure où il est vu comme un moyen d'évacuer des pulsions ou de ne former qu'un corps en harmonie mais ne doit pas laisser place aux sentiments et être un moyen de reproduction. Un bon tiers du roman consiste à nous montrer le fonctionnement de ce monde, notamment au travers de Lenina Crowne et de Bernard Marx. La première est parfaitement intégrée à son monde, en acceptation totale tout en ayant parfaitement conscience d'avoir été conditionnée. Le second, car il y a toujours des anomalies, ne correspond pas tout à fait au profil de la caste supérieure à laquelle il appartient, en ressent autant de rébellion que d'envie d'être admiré. La culture et l'Histoire ont été effacées ou remaniées, les divertissements sont idiots, les idéologies confuses: Henry Ford est considéré comme un messie, point de départ d'un nouveau calendrier, et tout est fait pour pousser la population à la consommation et pourtant les patronymes des penseurs communistes sont couramment portés. Le reste du roman introduit l'élément extérieur, le Sauvage, John, qui est né naturellement et a grandi au sein d'une réserve indienne où il n'a jamais été accepté. Il va évidemment vite remettre en cause le manque d'humanité de la civilisation qu'il découvre, en apparence moins violente que la société dans laquelle il a grandi mais profondément malsaine, sexiste et raciste, tout en étant aseptisée en apparence.

Huxley n'est pas tendre avec ses personnages, le pauvre John n'étant chez lui nulle part, tandis que même des éléments incongrus dans la machine bien huilée comme Bernard et son ami Helmholtz ne peuvent échapper à leur conditionnement: Helmholtz est ainsi le seul à manifester un vrai tempérament artistique et pourtant même lui ne peut comprendre Shakespeare quand John lui lit Romeo et Juliette, trouvant la tragédie du plus haut comique.

Le Meilleur des Mondes offre donc un regard horrifiant et parfois satirique sur un futur possible, peut-être plus terrible même que celui de 1984 car les personnages ici ne sont pas terrifiés ou ignorants de la vérité mais simplement rendus totalement indifférents à ce qui ne concerne pas leurs tâches assignées ou leurs petits divertissements.