Orso a à peine maté une révolte qu'il se retrouve avec une révolution sur les bras. Le Grand Changement est enfin arrivé à Adua. Dans cette nouvelle société, Leo et Savine doivent s'adapter pour survivre ou saisir de nouvelles opportunités pour revenir au pouvoir. Au nord, Rikke voit ses alliés s'amenuiser alors que Calder le Sombre prépare sa contre-attaque.

La Sagesse des Foules a la lourde tâche de conclure non seulement une trilogie ambitieuse mais tout un cycle débuté en 2006 avec L'éloquence de l'épée. Un cycle où traitrises, complots, retournements de situation et pragmatisme ou cynisme l'emportant sur les bons sentiments ont tenu en haleine les lecteurs tout au long de neuf romans formant une grande tapisserie décrivant plusieurs décennies d'Histoire tourmentée à l'échelle d'un continent. C'est peu de dire que les attentes étaient hautes.

On est vite replongé dans le bain. Leo et Savine réchappaient de peu à une exécution à la fin du deuxième tome, Le Problème avec la Paix, tandis qu'Orso avait enfin remporté une victoire qui lui faisait miroiter la possibilité de régner enfin correctement. Las, son pays s'embrase au contraire et à peine est-il rentré dans sa capitale que c'est désormais lui qui est au fond du trou tandis que Leo, tout mutilé soit-il, retrouve une place de héros. Sans que sa position ni celle de sa femme soient confortables pour autant, les Incendiaires au pouvoir font régner la terreur, la révolution dévore ses propres enfants, air connu. On repère les influences historiques et j'ignore ce qu'il en est du texte original mais le traducteur semble s'amuser à caser des références au climat politique français actuel en casant au détour d'une phrase des "pognons de dingue" et autres "pudeur de gazelle".

Rikke a elle aussi remporté une victoire, au prix d'une trahison mais si elle a le temps de voir venir ses ennemis, contrairement à Orso, conserver le pouvoir n'est pas forcément plus aisé. Si l'on n'a pas le précédent volume en tête, sa lecture remontant à un an, on n'est pas pour autant dépaysé: peu importe la situation dans laquelle les personnages se trouvent, elle va de toute façon évoluer en quelques pages, les alliances se nouer et se dénouer... Au point où l'ensemble est haletant mais où certaines ficelles commencent à devenir apparentes comme les dessous de la perte successive des alliés de Rikke alors que l'armée de Calder approche ou le fait que Glokta soit aux abonnés absents ce qui attire forcément les soupçons.

Joe Abercrombie suit finalement sa logique et si on laisse entrevoir un espoir de progrès pour l'Union et le Nord à l'issue de sa trilogie, le fond reste toujours pessimiste: l'Histoire ne peut que se répéter, les personnages évoluent mais ne changent jamais leur nature profonde et le répit est d'une durée relativement courte avant que la guerre ou l'emprise financière ne bouleversent à nouveau le monde avec son lot de victimes. Bayaz peut sembler étonnamment en retrait et impuissant dans ce tome mais l'Âge des Sorciers ou en tout cas de ce sorcier, n'est jamais totalement fini, semble-t-on nous dire.

Constat déprimant donc, que l'auteur parvient à faire passer avec une bonne dose d'humour noir et au moins un personnage qui, après avoir été utilisé depuis le départ, se ménage une porte de sortie en refusant de jouer le jeu attendu. C'est peu mais on sait qu'avec Joe Abercrombie, les fins ne sont que douces-amères en insistant sur l'amertume et si l'on peut sommairement résumer son cycle comme un mélange improbable de George R.R. Martin et de Terry Pratchett, il a su proposer sur la longueur une œuvre à la voix singulière, aux rebondissements aussi régulièrement jouissifs que l'univers dépeint est sombre.