L'existence paisible d'une petite ville de province est perturbée depuis quelques temps par des lettres envoyées par un mystérieux corbeau: elles accusent notamment le docteur Germain de pratiquer des avortements. La tension monte, entre envie de démasquer l'auteur des missives et d'en croire les accusations formulées.

Classique du film noir français, reconnu désormais comme un chef-d’œuvre, Le Corbeau a souffert dans ses premières années d'une histoire compliquée. En effet, sorti en 1943, il s'agit d'une production de la Continental, société créée au début de l'Occupation par Goebbels pour contrôler le cinéma français. Cela lui valut d'être interdit à la Libération, d'autant qu'une intrigue à base de lettres anonymes rappelait trop les délations des années précédentes pour donner une bonne image de la population. Pourtant, elle s'inspire d'un fait divers qui eut lieu à Tulle à la fin de la Grande Guerre et le carton d'ouverture indique d'emblée que si les événements se déroulent dans la petite ville de Saint-Robin, ils pourraient le faire aussi bien ailleurs, à une autre époque.

En effet, malgré un décor de petite ville provinciale française de la première moitié du XXe siècle, Le Corbeau a un propos bien plus universel, ce qui explique sans peine pourquoi, avec les années et le recul, ses origines polémiques pèsent moins. Le scénario s'attache à décrire la paranoïa provoquée par les lettres, la méfiance mutuelle qui s'instaure mais aussi comment différents membres de la communauté forment un terreau propice à diffuser des calomnies. Ainsi, les collègues du docteur Germain semblent déjà se repaître du malheur des autres, excités à la vision de la blessure spectaculaire d'un patient qu'ils jugent à crever de rire. Les accusations vis-à-vis de Germain les choquent moins qu'elles ne les amusent, tout comme les conséquences qu'elles pourraient avoir sur lui. La vieille fille aigrie est évidemment la première suspecte mais la jeune femme trop délurée et qui s'ennuie n'est pas loin derrière.

Les notables de la ville sont dépeints comme des êtres pompeux et ridicules, amenant à l'occasion une touche d'humour dans un contexte particulièrement pesant. Ils se révèlent incapables de démasquer le corbeau ou de mettre fin à ses agissements, laissant un jeune substitut du procureur ambitieux mener la danse, assisté par le docteur Vorzet, un vieux psychiatre qui semble aussi diverti qu'intéressé par les agissements de l'auteur des lettres anonymes. Figure centrale du film, le docteur Germain, car il est visé régulièrement mais aussi parce qu'un patient finit par mourir des agissements du corbeau, espère découvrir la vérité mais il est attiré par une suspecte et son propre comportement est parfois trouble. Si on ne pense jamais qu'il peut être coupable, d'une manière ou d'une autre, le personnage n'est jamais vraiment sympathique et bien qu'intelligent, semble toujours réagir avec un temps de retard.

Dans ce rôle, Pierre Fresney est idéal. Très élégant et convenable mais aussi sévère voire sinistre, on comprend vite qu'il a ses secrets que l'on découvrira le moment venu. Ginette Leclerc et Micheline Francey l'assistent à la perfection, l'une en jolie boiteuse ambivalente, l'autre en belle épouse d'un homme plus âgée dont l'amabilité envers Germain donne du grain à moudre au Corbeau... et leurs rapports sont-ils d'ailleurs complètement innocents? On croise aussi de solides seconds rôles du cinéma français de l'époque comme Noël Roquevert, Antoine Balpêtré, ou Pierre Bertin, que l'on reverra notamment des années plus tard dans quelques célèbres comédies signées Audiard.

Moins whodunit qu'étude psychologique, Le Corbeau dépeint à merveille les dégâts que la calomnie, les médisances et la délation peuvent causer en peu de temps dans une communauté en apparence sans histoires, et notre vulnérabilité face à ces méfaits. Près de 80 ans après, le film n'a rien perdu de sa pertinence.