Né à la fin du XIXe dans le quartier de Hell's Kitchen à New York, George Raft fréquente très jeune de futurs gangsters notoires et a bien du mal à trouver sa voie, entre petits boulots et délinquance. Son talent pour la danse va néanmoins le mener à Broadway avant de le conduire à Hollywood où il s'imposera dans des rôles de durs et de criminels. Malheureusement, entre un manque de discernement dans le choix de ses rôles qui vont bien profiter à Humphrey Bogart et ses fréquentations, sa carrière va se trouver rapidement compromise.
Humphrey Bogart fait partie de ses acteurs, à l'instar de Marilyn Monroe, qui ont atteint un tel statut que leur image et leur nom sont immédiatement identifiables même pour des gens qui n'ont jamais regardé un de leur film. Il n'en est pas de même pour George Raft qui n'est de nos jours surtout connu que des cinéphiles et n'est généralement pas précédé d'une réputation flatteuse: s'il est associé à un geste dans
Scarface, une pièce lancée machinalement par son personnage de porte-flingue, geste repris et parodié au point qu'on l'a souvent vu quelque part avant d'en connaître la provenance (pour ma part dans la séquence
Broadway Melody de
Singing in the Rain), il est surtout resté dans les mémoires pour avoir refusé plusieurs rôles importants dont certains ont contribué à l'ascension de Humphrey Bogart de simple second couteau à star de premier plan, comme avec
High Sierra ou
Le Faucon maltais (mais pas
Casablanca malgré une légende tenace). Pour ne pas arranger les choses, lui ont été reprochés son registre limité et l'idée que l'existence dudit registre n'est pas spécialement méritoire: s'il était crédible en gangster, c'était uniquement parce qu'il en était un lui-même ou en tout cas les fréquentait sans états d'âme. Quoiqu'il en soit, les plus grands acteurs ne mènent pas forcément des vies qui rendent fascinantes une biographie et j'étais curieuse d'en savoir plus sur le personnage. Mon choix s'est portée sur la biographie la plus récente de Stone Wallace bien qu'il en existe une autre qui fasse davantage référence,
George Raft de Lewis Yablonski, écrite dans les années 70 du vivant de son sujet avec qui l'auteur avait pu s'entretenir longuement.
La partie la plus intéressante du livre n'est pas celle qui concerne Hollywood mais avant, quand Raft (né Ranft) grandit dans le quartier défavorisé de Hell's Kitchen, se retrouve très vite livré à lui-même et tente plusieurs carrières pour échapper à la misère avec une ambition principale, que les gens connaissent son nom et qu'ils soient contents de l'entendre. C'est comme danseur de salon et de charleston qu'il va connaitre ses premiers succès tout en se produisant dans des speakeasys gérés par des gangsters pour qui il va également rendre de menus services, notamment à son vieil ami Owney Madden. Alors que la Crise frappe et que le vaudeville passe de mode, il gagne Hollywood où après quelques années peu fructueuses, décroche le rôle de Guino Rinaldo dans le
Scarface de Howard Hawks qui lui attire l'attention du public.
Cette partie qui suit est un peu plus frustrante car il faut bien dire qu'une bonne partie de la filmographie de Raft n'est pas franchement indispensable et entendre parler de films qui n'ont pas particulièrement contribué à sa carrière ou au 7e Art n'est pas des plus palpitants. On suit néanmoins son parcours à la Paramount puis son passage à la Warner où il va jouer dans quelques films notables mais où ses refus systématiques de rôles à une époque où les acteurs pouvaient moins se le permettre qu'aujourd'hui car sous contrat avec un studio (pour faire une analogie grossière, c'est comme si un footballeur refusait de quitter le banc alors qu'il est sur la feuille de match) et sa conduite générale ont vite lassé. Parallèlement, on suit sa vie sentimentale très remplie mais également compliquée (marié et séparé mais non divorcé, il ne pourra épouser en secondes noces ni Virginia Pine, ni Norma Shearer, ni Betty Grable) et une fois à la Warner, on se penche également sur Humphrey Bogart. C'est inévitable mais cela semble parfois un peu trop forcé. Oui, ce dernier doit à Raft une partie de son succès et ils ne s'appréciaient guère mais leur rivalité a été brève si elle a existé: disons qu'ils se sont un peu croisés dans l'escalier pendant que Raft descendait et Bogart montait. Si avec le recul le rejet des rôles est aberrant (surtout pour en accepter de bien moins intéressants à la place) et prête à rire, pour ce qui concerne ceux échus à Bogart, seul celui de Sam Spade est une vraie grosse boulette: pour
Les Anges aux Figures sales, on peut comprendre la volonté de ne pas être catalogué, pour
High Sierra de même bien que le personnage soit plus important et sympathique, dans le cas du
Faucon maltais, c'est particulièrement stupide, comme la raison invoquée, ne pas vouloir travailler avec un réalisateur débutant, John Huston. On peut d'ailleurs douter, si Raft avait accepté, que le film eut été une telle réussite. Non qu'il aurait fait forcément un mauvais Spade mais le succès tient au fait qu'il y avait une alchimie parfaite dans l'équipe hors plateau qui s'est traduite à l'écran et qui n'aurait pas prise avec lui (Huston ne l'appréciait pas et voulait Bogart, Lorre a tapé sur les nerfs de Raft sur un autre tournage au point de le cogner...) Ses raisons de refuser
Assurance sur la Mort n'étaient pas bien futées non plus même s'il faut noter que comme pour
High Sierra, il n'était ni le premier choix, ni le premier à décliner de participer.
Le principal problème du bonhomme, outre une difficulté certaine à comprendre ce qui faisait un bon rôle et comment mener sa carrière, ce que les autres "durs" du cinéma qui lui étaient contemporains maitrisaient bien mieux, c'est une combinaison de facteurs: un registre limité, déjà (fort bon danseur on ne l'imagine pourtant pas avoir l'abattage pour porter une comédie musicale comme Fred Astaire ou son ami James Cagney). Certes, mais on peut s'en remettre quand on est avisé (cf. Randolph Scott). Son plus gros handicap était un manque d'assurance dû principalement à son absence d'éducation qui lui faisait craindre le ridicule, l'empêchait de prendre des risques et le rendait trop soucieux de son image. On ne peut pas écarter une question d'ego pour son refus d'être dirigé par un débutant mais on peut aussi y voir la crainte qu'un réalisateur inexpérimenté soit incapable de tirer le meilleur de lui comme avaient pu le faire Hawks, Hathaway ou Walsh, par exemple. De plus, s'il s'est mis à refuser des rôles de gangsters trop méchants car il craignait que le public ne l'identifie à ces derniers, il n'arrangeait pas son cas en s'affichant ouvertement avec des membres du milieu, notamment en introduisant son pote Bugsy Siegel à Hollywood, une amitié qui lui a valu quelques sueurs froides et a achevé de plomber sa carrière.
La dernière partie s'éloigne à nouveau d'Hollywood et de son système, à l'image de l'acteur: Raft ne se contentera que de petits rôles consistant à jouer sur sa propre image, le seul film marquant du lot (mais pas des moindres) étant
Certains l'aiment chaud où il campe l'antagoniste, il se reconvertit un temps comme hôte de luxe dans divers casinos où il vit sa meilleure vie avant que ses aventures ne tournent court (une révolution cubaine par-ci, une interdiction de séjourner en Grande-Bretagne par-là), a quelques ennuis avec la justice pour une histoire d'évasion fiscale et passe ses dernières années dans un petit appartement, en grande partie entretenu par Frank Sinatra mais apparemment bien calmé et pas trop aigri par sa gloire perdue, ce qui est l'essentiel quand on arrive à la ligne d'arrivée, j'imagine.
En ressort le portrait d'un homme qui aura mené une vie pour le moins romanesque à défaut d'être exemplaire, et qui en dépit de tous ses efforts n'aura jamais pu ou su laisser Hell's Kitchen et son passé derrière lui. Le portrait contrasté de quelqu'un qui a eu bien du mal à se défaire de ses manières de voyou ce qui lui a valu pas mal d'ennuis (qu'il causait aussi à l'occasion) mais qui est loin de laisser un souvenir entièrement négatif à tous ceux qui l'on fréquenté (bien qu'il ait pu être pas mal casse-pieds quand il était au sommet il était aussi loué pour sa grande générosité et même s'il en est venu aux mains en plein tournage avec Edward G. Robinson, par la suite les sentiments de ce dernier à son égard hors plateau étaient plus positives, notamment parce que lors d'une hospitalisation Raft a été un des premiers à prendre de ses nouvelles). Globalement il avait tendance à faire meilleure impression à ses partenaires féminines que masculins, à quelques exceptions près. Stone Wallace se montre assez synthétique, passe parfois un peu vite sur certains points (il règne une certaine confusion sur la date de naissance ou la taille de la fratrie de Raft mais on ne s'y attarde guère pour démêler le vrai du faux) ou avec quelques silences déconcertants (on ne cache pas ses liens avec les gangsters ni certains services rendus et pourtant quand on évoque le Capri ou le Colony Club il n'est pas fait mention que des types comme Meyer Lansky avait des intérêts dedans - ce qui rend moins étonnant et injuste le fait que les autorités anglaises aient sifflé la fin de la récré même si Raft n'y était pas pour grand chose). Si l'on connait un peu le fonctionnement des studios hollywoodiens de l'époque, on n'y apprendra pas grand chose et si l'on veut suivre le parcours d'un acteur ou d'une actrice à la filmographie haut-de-gamme, on en sera pour ses frais (bien qu'il y ait deux grands classiques du cinéma dans celle de Raft et d'autres trucs pas trop dégueux où il était plus que convenable, ce dont beaucoup se contenteraient). Si l'on désire en apprendre plus sur le monsieur ou suivre une histoire d'ascension et de chute dans le milieu du show-business,
George Raft: The Man who Would be Bogart remplit amplement son office.